De quoi parle Ça ? De quoi parle, au fond, ce
roman-monde, aux entrées multiples, qui fait figure de clé de voûte de
l’édifice kingien, et qui est probablement sa réussite la plus incontestable,
son A la recherche du Temps
Perdu ? King nous l’annonce dès l’incipit du livre : « Mes
enfants, la magie existe ». Mais où réside la magie ? Elle n’est pas
dans le présent, puisque le réel se réinvente à chaque seconde dans
l’arborescence des causalités créées par l’appareil sensitif et cognitif. Elle n’est
pas dans le passé, car celui-ci n’est qu’une concrétion d’images mortes
encodées par le cerveau pour se constituer l’illusion d’une expérience. Alors
où ? Peut-être dans les tunnels, soupiraux, cavités et chausses trappes
qui résident entre ces deux blocs de l’existence, passé et présent. Ces tunnels
dans lesquels les souvenirs, les lumières
mortes, aspirent à revivre, à se déminéraliser pour redevenir poreux,
enfin, et accéder aux pavillons de l’Instant. Ça est évidemment une
métaphore de l’enfance, avec cette superbe invention qui fait perdre la mémoire
aux héros qui ont quitté Derry, et cette lente anamnèse qui s’instille peu à
peu à mesure que leur pas les ramènent vers l’origine du Mal, vers Derry. Ça un roman sur la plastique mémorielle,
et peut probablement se situer sans pâlir aux côtés des plus grands romans sur
la mémoire, Au dessous du Volcan de
Lowry, Abattoir 5 de Vonnegut, où même
Ulysse de Joyce, car c’est au fond
l’unique fonction du roman moderne : proposer une expérience sensible de
la mémoire. Sculpter le temps.
Formidable labyrinthe de sensations et de souvenirs, Ça s’érige comme un gigantesque monument aux morts, percé de
cavités, dont les frondaisons communiquent secrètement avec les racines les
plus obscures. On y voyage littéralement pour remonter le temps, et la ville de
Derry, ville de toutes les villes, territoire de l’enfance et du Mal, est le
cœur vide, peuplé de courants d’air, de cette construction mentale stratifiée.
Si le romanesque est un genre littéraire dédié à la mémoire, alors nul doute
que Ça figure dans le panthéon du roman,
car la mémoire y est organique, pulvérulente, elle vibre à chaque instant au
fil de trajectoires fatales, d’aller-retours incessants, de flashbacks qui en
contiennent d’autres, King étageant avec virtuosité des rangées entières de
poupées russes gorgées d’horreurs et de merveilles. Le retour au pays, thème éminemment
romanesque au moins depuis Homère, est aussi le retour à soi, le dévoilement
progressif d’un « Je » liminaire dépouillé de ses couches d’ego et de
persona. A la racine de l’identité, qu’est-ce qui fait le soi ? Qu’est-ce
qui fait le ça ? La somme des souvenirs ? la somme des
sensations ? La somme des souvenirs soustraite à la somme des
sensations ? Les souvenirs ne seraient-ils eux-mêmes que des sensations ?
King excelle dans Ça parce qu’il y
met aussi toute son enfance, qu’on devine chaotique, ultra violente, traumatique.
On sent la fièvre compulsive de celui pour qui les pages s’accumulent sans
peine, par dizaines de feuillets, sous la pression énorme de réminiscences qui
sont autant de spasmes incontrôlés, et remontent à la surface par pelletées
entière, boueuses et émétiques, aidées en cela par les nombreux adjuvants
chimiques dont on sait que King ne fut pas avare pendant les années 80. Une
douleur présente à chaque page, culminante dans des passages outranciers que
plus personne n’oserait publier aujourd’hui dans un best-seller – la masturbation
fatale de Patrick Hockstetter, le gang bang de Beverly, Bowers tuant son petit
frère encore nourrisson, les propos orduriers de la terrifiante Mrs Kersh, etc…Ça, livre monstre, livre total puisque
c’est aussi l’histoire d’une ville entière, qui s’anime sous nos yeux au fil de
véritables travelling littéraires embrassant avec une générosité et une
empathie hors du commun des centaines de personnages qui tous dressent le
portrait d’une Amérique sur trois générations. Interludes, articles de presse, témoignages
et poèmes s’entremêlent pour tracer une véritable généalogie du mal, avec cette
idée sous-jacente chez King que l’Amérique, est, par nature, une terre maudite. Joyce
avait Dublin, Williams Carlos Williams avait Paterson, King aura Derry, cette
chimère née dans les eaux troubles d’un mirage de Bangor…
Le téléfilm de Tommy Lee Wallace
avait pour mérite de respecter la construction mémorielle du livre, avec un académisme
un peu balourd. Il avait pour lui un casting d’enfant fort convaincant, et
prenait son temps pour caractériser chacun d’entre eux avec des scènes
emblématiques tirées telles quelles du roman. A ce titre, on peut estimer que
le travail d’adaptation de Muschietti est plus que navrant : le choix de
simplifier la trame narrative en coupant le film en deux parties laissait
présager du pire, et on a eu le pire. Ce premier volet, desserti de sa gangue
mémorielle, ne ressemble au fond qu’à une grossière attraction Disney, un train
fantôme peuplé de personnages désincarnés. Les choix scénaristiques sont en
général abscons, ou franchement stupides : comme dans la plupart des films
américains d’après les années 2000, le film pêche d’abord par son incapacité
totale à créer une immersion. Aucune caractérisation des personnages, une
exposition réduite à sa portion congrue, incapable d’installer une tension ou
un semblant d’atmosphère : les enjeux sont donnés dès le départ sans qu’on
ait le temps de s’intéresser aux personnages et à leurs motivations. Bill
Denbrough ? On comprend à peine qu’il veut venger son frère, et le jeune
acteur a l’air plus indisposé qu’autre chose. Ben Hanscom se voit, pour une
raison obscure, bombardé « gardien de la mémoire » en lieu et place
de Mike. Scène absurde où l’enfant obèse présente sa chambre couverte
d’articles de journaux comme s’il était un profiler ou un agent du FBI.
Pourquoi enquête-t-il sur le passé de Derry ? Cela n’a aucun sens.
Probablement est-ce encore le résultat d’une de ces tractations scénaristiques
conçues par une armée de script doctors
cyniques et paresseux. Beverly est grossièrement caricaturée et ressemble à une
gravure de mode alors que le téléfilm avait judicieusement choisi une actrice
plutôt ingrate. Richie n’est pas drôle une seule seconde – on le confond
d’ailleurs avec Bill tant les deux acteurs se ressemblent, gamins à grosses
têtes pâles sans envergure– et Eddy Kapsbrack est antipathique tant son
hypocondrie est soulignée à gros traits. Mike Hanlon, morose et empoté, doit
avoir tout au plus deux répliques, et à aucun moment on ne comprend ce qui le
lie aux autres. Le clan Bowers souffre également de ce manque de caractérisation
quasi-pathologique…tout est souligné, surligné, et surtout tout s’enchaîne sans
qu’à aucun moment on ne sente battre le pouls de la ville de Derry. C’est le
problème du cinéma américain moderne : cette incapacité à
« remplir » un espace, à le faire exister. On a l’impression que la
ville compte une dizaine d’habitants. Il n’y a aucun hors-champ. On sait gré au
cinéaste argentin, en transposant l’action dans les années 80, de n’avoir
pas cédé aux sirènes du fétichisme synthwave, comme l’avait fait Stranger Things. Mais à quoi bon cette
transposition si elle se résume à quelques colifichets timides ? Pourquoi
ne pas avoir tenté de contextualiser un peu le Derry des années Reagan ? C’est
sans doute trop de travail d’écriture pour un film d’horreur moderne, et pour
les studios : ils ont signé pour un rollercoaster
clinquant, pas pour une fresque sociale. De même les parents sont à peine
esquissés : au moins le téléfilm avait-il réussi à conserver l’ambiguïté des
rapports de Bev à son père, à suggérer le deuil terrible des Denbrough... Chez
Muschietti les adultes n’existent à aucun moment, ils font de la figuration,
exception faite de la mère Kapsbrack qui a le mérite d’être brossée à grands traits. Résultat, un
film qui ressemble à un épisode de Chair
de Poule avec un enjeu téléphoné (sauver Beverly…est-ce un hommage aux
pitchs des jeux vidéos des années 80 ? la vengeance de Bill n’était-elle
pas un argument suffisant ?) et cette scène dans Neibolt Street qui
ressemble à un train fantôme peuplé par tous les gimmicks essoufflés du cinéma
d’horreur « gothique » moderne (une scène pourtant cauchemardesque du
livre à laquelle le téléfilm n’avait d’ailleurs pas osé s’attaquer). Le téléfilm
de Tommy Lee Wallace avait réussi, presque miraculeusement au vu de son
académisme, mais aussi parce qu’il conservait intact des patterns kingiens de
mise en scène et de dialogue, à retraduire un peu de l’horreur sexuelle et du
profond malaise que représente Ça. On se souvient de la terrifiante scène de
douche où le clown perce un trou dans le carrelage pour apparaître devant Eddy,
au prix d’effets spéciaux en stop motion qui accentuaient encore le caractère
absolument grotesque, au sens noble,
de l’apparition. Ici rien de malaisant, le film de Muschietti est à peine un
film d’horreur, puisque la chair, et sa dégoûtation, en sont totalement absentes.
Il ne reste qu’un livre d’images, enfilées comme des perles sur une trame
narrative étique, aussitôt oubliées.
Et que dire du clown ? Chez
King, où même chez Wallace, il terrifiait par son don d’ubiquité et sa capacité
à « troller » littéralement l’inconscient des héros, à coups de
vannes obscènes et de menaces. Chez Muschietti il est presque privé de parole…
ne reste qu’un croque mitaine lambda échappé d’un navet à la James Wan, qui se
déplace par à-coups et plans cut comme n’importe quelle tarentule/zombie/alien
de série Z. Au contraire, le clown aurait dû être filmé comme Michael Myers pouvait
l’être par Carpenter, c’est-à-dire comme une zone d’ombre, un angle mort de la
vision, un éreintement de la pulsion scopique, ce qui est à la base de la
sensation d’épouvante. Au fond Ça est une image manquante sur laquelle viennent
se coudre tous les greffons de la culture populaire, une zone d'implémentation
impossible, cette image clé mais lacunaire sur laquelle viennent buter les souvenirs.
C'est une image fossile, un palimpseste qui fait écho au bégaiement de Bill,
une mise en boucle ... définition même du traumatisme enfantin que vivent tous
les Ratés, et qui sont à peine effleurés chez Muschietti.... Le pauvre Bill Skarsgard
essaie tant bien que mal de sauver les meubles, mais son design de gamin
hydrocéphale le place cruellement au même niveau que les enfants, là où Tim
Curry incarnait parfaitement un « ogre » véritable. Car enfin, et c’est
peut-être le plus gros ratage du film, Grippe-Sou est avant tout un dévoreur d’enfants,
un clown lubrique inspiré par un serial killer qui enterrait des gosses dans
son jardin (rappelons un des premiers meurtres du livre, où il dévore
littéralement les partie génitales d’un garçonnet aux toilettes…) et surtout
pas cet espèce de marionnette désarticulée à mi-chemin entre une Living Dead
Doll et un musicien de néo-métal…rater jusqu’à un costume de clown, c’est là le
signe que définitivement, le cinéma américain est aujourd’hui sous perfusion et
n’a plus que l’ombre du savoir-faire dont il semblait encore disposer dans les
années 80.